Yann MOREAU

cours de Nicole BRENEZ

ABEL FERRARA

au pays des serial Killers

(et du genre s’y rattachant: le PsychoKiller)

à travers trois films

The Driller Killer

Angel of Vengeance

Fear City

Université Paris I

D.E.A de Cinéma, télévision et audiovisuel

Année 1999/2000

Avant propos

Abel Ferrara est certainement un des cinéastes contemporains les plus captivant. En effet, son oeuvre, bien qu’elle soit d’une rare cohérence, revêt une multitude de formes qui rend l’analyse classique délicate. Après avoir longtemps hésité à exploiter le sujet du vampirisme (mon sujet de DEA est le vampirisme chez John Carpenter) avec Body Snatchers, The Addiction et même The Bad Lieutenant (relation entre dépendance, sang et drogue). Finalement, après avoir revu une bonne partie de sa filmographie, il m’a semblé intéressant de comparer les trois premiers films de Ferrara, qui ont le sujet du tueur “ fou ” en commun, avec le genre dont ils sont issus le PsychoKiller (Halloween de John Carpenter,...).

Pour tenter cette analyse, il m’a semblé plus logique de travailler dans l’esprit de Ferrara, c’est-à-dire de manière plus instinctive que véritablement classique ou universitaire (hormis l’évolution chronologique et la segmentation par film). Il est donc probable que certaines tournures ou quelques passages paraissent un peu gratuits, trahissant peut-être les moments où mon écriture s’est emportée.

Malgré tout ces petits avertissements et explications, j’espère très sincèrement que cette étude vous plaira et je vous souhaite donc une bonne lecture.

Naissance officielle du Psycho Killer

1978: Alors que la mode des films d’horreur a été considérablement récupérée par les grands studios Hollywoodiens avec pour principal sujet le diable sous toutes ses formes. En effet, le succès de L’Exorciste(The Exorcist) de William Friedkin, en 1973, a engendré toute une descendance, que ce soit sa suite directe L’Hérétique de John Boorman ou bien la série concurrente des Malediction(The Omen) inaugurée par Richard Donner en 76. Cependant un film indépendant, au budget plus que réduit, sort et remporte immédiatement un succès sans précédent: Halloween, La Nuit des masques de John Carpenter. Contrant la surenchère d’effets spéciaux et de scènes chocs avec un sens du suspense redoutable doublé d’une mise en scène minimaliste mais élégante, Carpenter lance sans le savoir une nouvelle mode de film d’horreur à petit budget dont le sujet reste invariablement le même: un tueur fou décime implacablement un certain nombre d’individus. Cette vague cinématographique se nomme le Psycho-Killer.

Halloween engrangeant des bénéfices plus qu’appréciables, de nombreux producteurs se lancèrent dans ce genre qui ne nécessitent que peu de moyens (acteurs inconnus, unité d’actions, de lieux et d’actions, effets spéciaux primaires,...) et est donc susceptible de se rentabiliser très vite et à grande échelle.

C’est donc à partir de 1979, que sortent sur les écrans une série de films plus ou moins intéressants, contant les sévices perpétrés par des maniaques sur son entourage. On pourra retenir quelques rares œuvres comme Terreur sur la ligne (When a Stranger Calls), en 1979, de Fred Walton dont le meurtrier adepte du téléphone peut être considéré comme l’ancêtre de Scream et bien entendu l’inusable saga des Vendredi 13 (Friday the 13th) dont Jason, authentique abattoir ambulant, n’en finit plus de ressusciter (9 films!) pour envoyer, à chaque reprise, une quinzaine d’adolescents à la mort.

Cependant le Psycho Killer peut se diviser en deux catégories, selon si le film suit les victimes comme personnages principaux, (option très souvent adoptée pour que le public jeune, visé, s’identifie au plus vite avec les héros, même si ces derniers sont généralement des plus stéréotypés: “ le gros, l’intello, le blagueur, le voyou, la prude,... ”) ou bien encore si le réalisateur adopte le point de vue du tueur. C’est notamment dans cette dernière section que les meilleurs films ont été crées. Que ce soit Maniac de William Lustig ou Schyzophrenia de Gerald Kargl, la notion d’auteur est belle et bien présente dans les descriptions malsaines que nous donnent les cinéastes plus proches du film clinique que du pur produit d’exploitation.

C’est dans cette mouvance qu’un certain Abel Ferrara tourne, en 1979, The Driller Killer. Alors que, aussi bien musicalement que socialement, la vague Punk s’abat sur le monde, Ferrara réalise un véritable film de rébellion comme pour affirmer que cette nouvelle tendance peut aussi contaminer un septième art propre d’apparence.

Premières armes:

The Driller Killer

Filmé probablement dans l’urgence de ne pas être arrêté par la police pour tournage sans permission lors des scènes de rues, Ferrara alterne des scènes intimistes dans un appartement (qui est sûrement le sien) avec d’autres réalisées la nuit dans des lieux respirant la saleté. L’histoire est on ne peut plus simple: vivant avec deux jeunes lesbiennes, le peintre Reno, en pleine crise d’inspiration ( il n’arrive pas à finir une toile de commande) et d’argent, devient de plus en plus agressif. Le jour où un groupe de rock punk aménage juste à coté de chez lui, il devient fou. Il achète une perceuse électrique et descend, la nuit, dans la rue pour tuer les clochards, les voyous,... et enfin son marchand d’art.

C’est cet étrange mélange entre un cinéma résolument underground et le film de genre qui procure une sensation de malaise lors de la vision de The Driller Killer. En effet, Ferrara s’attache dans sa première partie à dépeindre l’environnement du personnage principal. A l’aide d’une photographie blanchâtre, il aboutit à une image résolument sale et granuleuse (le film a du probablement être tourné en 16 mm) qui renforce l’aspect cinéma-vérité cher au milieu artistique marginal New-Yorkais. C’est par des petites touches réalistes que ce film se distingue du PsychoKiller traditionnel: l’absence de moyens pour régler la note de téléphone ou le loyer, l’omniprésence de vagabond au bord du coma éthylique, les ruelles plus que sales de New-York, la vie sexuelle de ses colocataires féminines,...

Malgré le fait que nous ne sommes pas très loin du documentaire volontairement glauque, le film trouve petit à petit sa voix dans la vision éminemment subjective que nous impose Ferrara. Sa présence dans le rôle principal, sous le pseudonyme de Jimmy Laine, en dit relativement beaucoup sur le caractère d’implication d’un tel film.

D’ailleurs cette notion d’égocentrisme n’exclus toutefois pas l’ambiguïté du propos qui n’est ni plus ni moins, dans sa seconde partie, une œuvre qui nous montre un retour au calme et à la sérénité après l’usage de la violence. C’est dans la description de son voisinage que Ferrara nous impose, malgré nous, son mode de pensée. Comment ne pas avoir envie de faire taire le groupe qui (sur)joue dans l’appartement d’à côté ou de stopper l’échéance lancée par le marchand d’art. Par cette manière d’illustrer la célèbre phrase de Sartre, tirée de Huis-Clos, “ L’enfer c’est les autres ”, le spectateur attend avec une certaine impatience ce que lui a promis le titre du film : le tueur perceur. C’est donc dans cette deuxième moitié que le cinéaste entre de plein pied dans le PsychoKiller. Le choix de tuer à l’aide d’une perceuse est tout à fait fidèle à l’optique d’utilisation des armes blanches d’un Michael Myers ou d’un Jason Voorhes. Les meurtres sauvages qu’il commet dans la rue sont au moins aussi sanglants et gratuits que ceux des Vendredi 13.

Cependant c’est cette gratuité qui amplifie le cri d’alerte que constitue ce film sur la jeunesse de l’époque. Au lieu de montrer les carnages comme spectacles, Ferrara préfère s’en servir comme “ moyens d’expressions ” à sa détresse et, par extension, à celle de la ville et de ses habitants se faisant tuer dans l’indifférence générale. En fait en tuant en majorité des marginaux que tout le monde ignore, il oblige les spectateurs à reconnaître leurs existences menacées.

Par le biais de ce film que l’on pourrait qualifier de PsychoKiller (par la présence de meurtres sanglants) mais underground (les personnages sont des marginaux qui n’arrivent pas à s’intégrer correctement à la société), le metteur en scène effectue, sous couvert d’une esthétique de réalisme glauque, pas encore réellement maîtrisée, et d’une moralité douteuse, une authentique opération de propagande contre l’indifférence mais pour la différence.

L’affirmation d’un style,

l’exploitation d’un genre:

L’Ange de la vengeance (Angel of Vengeance)

Le film de PsychoKiller évoluant vers une exploitation financière à outrance, il est normal que les metteurs en scène qui désirent se distinguer essayent de soigner leurs oeuvres, pratique peu courante dans le sous-genre qui nous intéresse. Pourtant en 1981, Abel Ferrara réussit à attirer l’attention sur lui par l’intermédiaire d’un petit film indépendant mais cette fois incontestablement maitrisé : L’Ange de la vengeance (Angel of Vengeance/Miss A44). Cette fois-ci la thématique de l’individu agressé qui devient fou et se venge sur son entourage évolue vers le film d’autodéfense comme pouvait l’être Un Justicier dans la ville de Michael Winner ou bien encore le remarquable Vigilante, justice sans sommation du très bon William Lustig. En effet, le film nous conte la vie cauchemardesque d’une jeune sourde muette qui, après avoir été violée deux fois de suite, prend les armes et s’en va exterminer la gente masculine. Cette fois-ci la réalisation et surtout l’interprétation de Zoe Tamerlis (que l’on retrouvera en dealeuse dans The Bad Lieutenant) sont à la hauteur des intentions. Parfait compromis entre l’univers de Ferrara et le film d’épouvante, L’Ange de la Vengeance devient donc un film de genre fascinant qui contrairement à The Driller Killer n’a pas subit les épreuves du temps.

Reprenant avec élégance beaucoup d’éléments de son précédent film, le cinéaste brosse à nouveau un portrait noir et sans concession de son personnage fétiche: New-York. Le spectateur retrouve donc la présence de clochards ivres, de jeunes voyous, de mâles agressifs ou dépressifs,... Pourtant il laisse au second plan sa description d’un monde artistique qui est ici celui de la mode. Seule une évidente critique des apparences et du snobisme (en témoigne l’allure du patron plutôt précieuse) semble justifier le choix de ce milieu artificiel au propre comme au figuré.

Cependant Ferrara apporte ici une volonté de nuancer qui rend ce film beaucoup plus accessible que son premier. Sa mise en scène est classique tout en étant stylisée, le montage est rapide et précis privilégiant l’action et l’atmosphère au réalisme cher à l’underground et enfin la dimension spectaculaire existe bel et bien affirmant le souhait d’ambiguïté par rapport à son sujet. Nous pouvons citer à titre d’exemple la scène de fin où l’héroïne du film s’habille en nonne pour aller au bal masqué. Lorsqu’elle arrive là-bas, elle sort un revolver et tire sur les hommes présents. Cependant elle hésite une fraction de seconde en voyant un travesti. Ce qu’il y a de troublant est que Ferrara sublime toute la scène à l’aide du ralentit comme pour rendre complètement surréalistes les meurtres de Thana, comme pour signifier que sa vision du monde n’est plus qu’une réalité fantasmé. D’ailleurs, la vitesse de filmage redevient normale lorsque la tueuse meurt, poignardée par une de ses collègues, nous démontrant finalement que, même dans la réalité, les femmes ne sont peut-être pas si inoffensives que ce que la gente masculine tente de se convaincre. La forme on ne peut plus phallique du couteau sexualise d’ailleurs ce meurtre, transformant ainsi cet acte horrible en ultime révélation sur la potentielle homosexualité de l’héroïne puisqu’elle meurt d’avoir été pénétrée, refusant fatalement l’homme.

L’ambivalence des personnages offre au film de ce démarquer des PsychoKiller. En effet, on pourrait rapprocher L’Ange de la vengeance d’une tragédie dans la mesure où chaque personnage et chaque situation font avancer l’engrenage de la fatalité sur Thana.

Par exemple, le personnage du premier violeur est interprété par Jimmy Laine, déjà pseudonyme de Ferrara dans The Driller Killer. Alors que ce malfrat n’apparaît que quelques secondes dans le film, on peut penser que son rôle renvoie à sa première œuvre. Par conséquent on peut voir une suite directe du mal engendré sur, mais aussi par le Tueur Perceur. Cette liaison intradiégétique, loin d’être gratuite, offre au cinéaste la possibilité de démontrer au spectateur que le mal engendre le mal indéfiniment.

Le personnage du deuxième violeur est tout aussi symbolique, puisque c’est là que Thana se rebelle contre son oppresseur. Une fois mort, ce dernier sera découpé par la jeune fille. Elle conservera même la tête du violeur dans son réfrigérateur tel le trophée du commencement de sa mutation.

La plupart des autres hommes du film ne sont que des caricatures, cette fois-ci extrêmement proches de ceux que l’on peut voir dans les films de tueur en série. Entre le photographe-dragueur et le voyou insolent, Ferrara influence fortement le public pour qu’il soit en accord avec les exécutions de Thana. Par ce biais, le film repousse nos repères moraux dans des retranchements malsains car assez jouissifs mais réactionnaires que les films de Psychokiller ne possède guère.

Cependant le parcours initiatique de la jeune muette (et donc du spectateur) se sépare lors d’une rencontre nocturne. Dans un bar, Thana écoute un homme désespéré dont la femme vient de partir avec une autre. Alors que ce protagonistes masculin n’est en rien agressif et constitue même une victime du sexe opposé, Thana essaye de le tuer mais le coup ne part pas. L’homme prend l’arme et se suicide. Ferrara exploite si bien la détresse de ce mari que le public souhaite lui venir en aide plutôt que de le tuer. En montrant une victime masculine, le cinéaste modifie donc, à nouveau, la vision morale du spectateur pour qu’il commence à se détacher de la logique, douteuse, de son héroïne qui ne vit plus que pour se venger. D’ailleurs, Ferrara n’a sûrement pas choisi au hasard le prénom de la muette puisqu’il est le début du nom de Thanatos et empreinte donc à la mythologie grecque une notion liée à la violence. Ce symbole ajouté à celui de la religion, par l’intermédiaire du costume de religieuse, aboutit enfin à ce que le titre cite: un ange de la vengeance.

C’est donc à travers les archétypes du film de tueur fou que Ferrara réussit à faire évoluer le genre vers une abstraction qui confine au surréalisme. En caricaturant les hommes, le cinéaste aboutit à une critique du comportement masculin en même temps qu’une réflexion sur ses représentations au cinéma. En éternel pessimiste, le réalisateur ne peut s’empêcher de conduire ses interrogations jusque dans l’impasse que constitue, à court terme (le public peut heureusement réfléchir après le film), la mort de Thana.

Intellectualisant le PsychoKiller par une dimension morale et religieuse sur l’usage de la violence et son non aboutissement, Abel Ferrara supplante sans mal presque tous les films de meurtriers faits la même année. La critique le remarque, les producteurs désirent miser sur ce jeune talent et des acteurs confirmés s’engagent.

Abel dans la ville :

New-York, deux heures du matin (Fear City)

En 1983, Ferrara réalise New-York, deux heures du matin. La structure narrative ressemble à ses deux précédents films, à ceci près que l’histoire est cette fois ci racontée du point de vue des victimes du tueur et de leur entourage. Ce changement d’optique permet au cinéaste de ne pas se répéter et d’affronter un type de protagoniste différent. En témoigne son personnage principal, l’ancien boxeur Matt Rossi, reconverti dans la direction de Night Club. Un anti héros qui suit une tradition policière américaine d’homme blessé par la vie, de blasé tel que Philip Marlowe ou les cow-boys des films de Sam Peckinpah, qui évolue nécessairement dans un environnement corrompu.

Du PsychoKiller, genre alors en pleine expansion (même Norman Bates ressuscite pour les besoins de Psychose 2 (Psycho 2)de Richard Franklin), Ferrara garde le rythme des meurtres (un toutes les vingt minutes) et surtout la construction du suspense basée sur l’attente. Par exemple, une des victimes rentre chez elle le soir et croit être suivie. Elle se précipite dans son appartement et constate en regardant par le judas qu’il s’agit d’un voisin. Alors qu’elle se rassure, le tueur surgit de son salon et la tue. Ce principe de faire peur inoffensivement à la future victime et au public pour le surprendre lors d’une deuxième attaque est directement issus d’Halloween de John Carpenter (la scène où une jeune fille est surveillée dans une cabane dans son jardin mais n’est trucidée que, plus tard, dans sa voiture). Le choix des armes blanches est aussi une caractéristique les plus importantes du genre. Il oblige ainsi la victime à subir un affrontement physique forcement violent et donne à l’instrument du meurtre une dimension phallique que les armes à feu ne restituent pas au cinéma.

Cependant, Abel Ferrara reste fidèle à son univers dans la mesure où les “ héros ” du film travaillent dans un domaine que la morale réprouve : l’exploitation du sexe, sujet très à la mode en ce début des années 80 puisque le film de Gary Sherman Vice Squad, Descente aux enfers, racontait deux ans auparavant une histoire similaire (une prostituée veut arrêter un souteneur fou). Privilégiant la description de ce monde, et prenant un plaisir évident à dépeindre toute une faune urbaine qu’il se retient assez bien de juger, le metteur en scène rend réaliste le moindre rapport entre stripteaseuse et client ou entre le balayeur et l’adjoint du patron. New-York devient, à travers l’objectif de la caméra, une ville étonnamment vivante et presque chaleureuse dans ce monde nocturne. En fait, Ferrara nous montre l’égalité de chaque membre du milieu devant le danger que représente le tueur, expliquant ainsi les rouages du système des NightClub et des relations entre chacun (suspicion puis entraide). Le tueur, probablement inspiré du tueur au 44 qui a sévit en 1977 (et dont Spike Lee a tiré, en 1999, le très bon Summer of Sam), est donc l’élément qui dérègle le quotidien de chacun mais qui va aussi permettre au héros de dépasser son stade de culpabilité sur la mort d’un boxeur et affirmer son amour pour Loretta. Le meurtrier devient le catalyseur de tout le mal que New-York engrange et fabrique. A sa mort, l’Amérique bafouée et terrorisée pourra recommencer à vivre.

D’autre part, on constate que, dans New-York, deux heures du matin, l’assassin est encore moins consistant que celui de n’importe quel PsychoKiller où, bien souvent, on montre le traumatisme du meurtrier pour le rendre moins impersonnel (le fou du Monstre du train (Terror Train) réalisé, en 1980, Roger Spotiswoode a du ainsi coucher avec un cadavre suite à une mauvaise blague de ses amis). Il semblerait donc que Ferrara préfère rendre son tueur le plus anonyme possible pour que le spectateur le voit comme, non pas un ange de la vengeance, mais plutôt comme le mal à l’état brut. De cette manière, le cinéaste amplifie donc l’aspect imprévisible du meurtrier puisque le mobile est pour le moins vague (débarrasser la ville de ses rebuts). Ce dernier ressemblant d’ailleurs étrangement à celui du peintre de The Driller Killer, dont ce nouveau film pourrait être la vision “ externe ”, la vision de la victime.

L’ambiguïté demeure donc malgré tout puisque le tueur se sert d’arts martiaux alors que le héros se défend grâce à la boxe. Ne peut-on pas voir alors, dans la scène de combat final, un règlement de compte du réalisateur (ou de son alter ego scénariste Nicholas St John) des Etats-Unis et plus précisément des Italo-américains sur les Asiatiques, futur thème de China Girl ? Ce combat est d’ailleurs ni plus ni moins qu’une sorte d’autodéfence, clarifiant ainsi le sentiment réactionnaire que Ferrara cultivait, alors de manière plus réflexive, dans ses deux autres œuvres.

De plus, contrairement à The Driller Killer où il dépeignait un couple de lesbiennes sans le moindre jugement, il démontre clairement ici, au spectateur, que le héros du film peut renouer de nouveau avec Melanie Griffith lorsque l’ex de celle-ci est morte, cette dernière faisant donc office d’obstacle à l’amour de Matt Rossi et rendant la morale du film alors encore plus confuse.

En inversant les codes de point de vue par rapport à ces deux précédentes oeuvres, Ferrara dessine de manière évidente certains traits qui le caractérisaient déjà mais qui pouvaient s’intégrer fort bien dans la logique des personnages malades. Avec New-York, deux heures du matin, le cinéaste nous propose un authentique film de genre évoluant aussi bien dans le PsychoKiller que dans la vague réaliste sur les milieux du sexe. Cependant la notion de spectaculaire étant forte, l’aspect extrémiste de certaines scènes passe discrètement dans l’inconscient collectif. On peut donc penser que Abel Ferrara a appris à se servir de l’outil cinématographique pour livrer ses pensées les plus noires et les plus controversées tout en continuant à distraire le spectateur. En cela, il rejoint singulièrement les cinéastes capables de réaliser des films de genre qui soient aussi des films d’auteur.

Abel Ferrara est-il le nouveau Norman Bates ?

Ce qu’il y a de plus étonnant lorsque l’on regarde, à posteriori, la filmographie de Ferrara, c’est la cohérence générale de son œuvre. De The Driller Killer à New Rose Hotel en passant (surtout) par The Bad Lieutenant, le cinéaste rebelle n’a jamais cessé de rentrer dans les méandres des esprits torturés, cherchant perpétuellement les limites du bien et du mal. Ces trois premières œuvres forment une véritable trilogie thématique de la conscience criminelle urbaine.

En quatre années, sa mise en scène, passée de approximative et instinctive, en 1979, à contrôlée et moderne, en 1983, a su évoluer dans le sens du public. En effet, reprenant à son compte les ingrédients des films d’horreur et policier à succès de l’époque, il a su les personnaliser afin de les sortir du carcan du simple film commercial sans âme. Lorsqu’il détourne les ficelles du PsychoKiller ou du film de justicier, le metteur en scène a compris que pour que le public intègre les idées il faut une forme “ classique ”, une forme qu’il reconnaisse.

En dépeignant, sur le mouvement cinématographiquement rentable du serial killer, le glissement dans la folie du peintre de The Driller Killer ou de Thana, en nous faisant ressentir le développement de la paranoïa des habitants de New-York face à un tueur mystérieux, Ferrara ne nous donne, ni plus ni moins, que les images de sa propre angoisse d’exister parmi les humains, dans une ville qu’il aime de manière obsessionnelle, c’est-à-dire maladivement. A la fois violemment antisocial par ses excès sur l’autoprotection, sur la justice personnelle et profondément humaniste lorsqu’il montre la Rédemption par l’autodestruction, Ferrara est définitivement un auteur ambigu, qui à l’image de ses anti-héros, cherche, par l’intermédiaire du cinéma, ses propres marques morales.

Abel Ferrara est-il schizophrénique ? Si nous partons du principe que sa mère (symbolique) est New-York, cette dernière le manipulant pour tuer ses semblables trop indignes (même de manière cinématographique sous le pseudonyme Jimmy Laine) et , de plus, que le cinéaste pense se libérer de cette emprise en s’autodétruisant pour le bien de tous, la réponse parait alors évidente : Abel Ferrara peut être considéré comme Norman Bates; un homme victime de lui-même qui cherche, par le cinéma, un moyen d’accéder à une vérité libératrice et rédemptrice.

A la sortie de Body Snatchers en 1993, Abel Ferrara expliquait:

“ Je crois que les extra-terrestres sommeillent en chacun de nous et qu’il faut être vigilant pour rester soi-même ”(1). Dans le cas du cinéaste, ne peut-on pas se demander laquelle, entre l’artisan de film de genre et l’auteur propagandiste, réside sa véritable identité ?

(1) CinéNews N°45; juin 1993; p.33;

Propos recueillis par Caroline Vié. édité par Newpap

Fiches Techniques

The Driller Killer

Avec: Jimmy Laine(Abel Ferrara), Carole Marz, Baybi Day, Harry Schultz,...

Musique: Joseph Delia

1979 - USA - 100 min - couleurs

Edité en video par Clipper Video puis par American Video

NB: Le doublage en version française est atroce !

Récemment édité en DVD Zone 1.

L’Ange de la vengeance (Angel of Vengeance/Miss A44)

Avec: Zoé Tamerlis, Bogey, Jimmy Laine, Albert Sinkys...

Scénario: Nicholas St John

Musique: Joe Delia

1981 - USA - 82 min - couleurs

Edité par Warner Home Video en VF.

New-York, deux heures du matin (Fear City)

Avec: Tom Berenger, Billy Dee Williams, Jack Scalia, Melanie Griffith,...

Scénario: Nicholas St John

Musique: Dick Halligan

1983- USA- 96 min - couleurs

Edité par Thorn Emi Video en VF.

Filmographie

1979. The Driller Killer

1981. L’Ange de la vengeance (Angel of Vengeance/Miss A44)

1983. New-York, deux heures du matin (Fear City)

1986. Gladiator (téléfilm)

1987. China Girl

1987. Crime Story (téléfilm pilote produit par Michael Mann)

1988. Cat Chaser

1990. The King of New-York

1992. The Bad Lieutenant

1992. Body Snatchers

1993. Snake Eyes

1995. The Addiction

1996. Nos funerailles (The Funeral)

1997. The Blackout

1997. Subway Stories (1 histoire)

1999. New Rose Hotel

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